25-03-2021 : NFT : l'instinct de propriété

dans la chronique "LA TRANSITION" d'Hervé Gardette sur France Culture :

"Combien vaut cette chronique ? 50 euros ? 500 ? 5000 ? 500 000 euros ? 500 000 euros, adjugé, vendu ! Bienvenus dans le monde des NFT.

J’admets que c’est un peu cher payé : sachant que sa durée moyenne est de 4 minutes, cela revient à débourser 2333 euros par seconde. Mais en vous y mettant à plusieurs, il y a sans doute moyen de réunir la somme, et d’en devenir les propriétaires exclusifs. Avouez que c’est tentant !

De mon côté, j’admets que c’est absurde. Mais ce qui est absurde n’est pas irréalisable. La preuve : un journaliste du New-York Times a réussi l’exploit, jeudi dernier, de vendre aux enchères l’image numérique d’une de ses chroniques pour la somme astronomique de 560 000 dollars, soit environ le prix d’une très belle Rolls Royce.

Je parle de dollars mais pour être plus précis, j’aurais dû parler d’Ethereum, la cryptomonnaie dans laquelle a été réalisée la transaction. Vous n’aviez déjà rien compris au principe du Bitcoin ? Et bien rassurez-vous, vous ne comprendrez pas davantage celui d’Ethereum. Retenez simplement qu’il en a fallu 350 (soit l’équivalent de 560 000 dollars) pour obtenir de haute lutte la propriété de la chronique du New-York Times.

Il faut dire que le texte en question ne traitait pas de n’importe quel sujet mais du phénomène des NFT, les Non-Fungible-Tokens (les jetons non fongibles ou non-échangeables). Comment ça, ‘’qu’est-ce que c’est ?’’. Il en a été question dans la matinale il y a quelques jours. Les NFT, ce sont des jetons virtuels cryptés qui permettent d’échanger des œuvres numériques, et surtout de sécuriser ces échanges, en associant à chacune des œuvres un certificat d’authenticité. Ce certificat est théoriquement inviolable et ne peut pas être dupliqué.

Pour le monde de l’art numérique, il s’agit d’une avancée existentielle. Les NFT permettent d’authentifier les œuvres, de leur reconnaître un seul propriétaire à la fois : comme une signature sur un tableau de maitre. Cela permet de les protéger de la copie, du piratage, et donc de doper leur valeur marchande. Résultat : on parle désormais de transactions en millions de dollars.

Mais le phénomène va bien au-delà. Selon le même principe, le patron de Twitter, Jack Dorsey, a vendu début mars son tout premier tweet, le premier de l’histoire, pour 2,9 millions de dollars. Commentaire de l’acheteur : ‘’ce n’est pas un simple tweet. Je pense que dans plusieurs années, les gens réaliseront la vraie valeur de cette publication, comme la peinture de Mona Lisa’’. Il en est désormais l’unique propriétaire.

C’est justement à ce phénomène aussi récent que spectaculaire que s’est intéressé Kevin Roose, notre ami journaliste du New-York Times. Avec cette idée géniale (que je regretterai toute ma vie de ne pas avoir eu avant lui) : vendre aux enchères, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art, l’image numérique de sa chronique consacrée aux NFT, et ce en utilisant les fameux jetons virtuels, histoire d’observer ce phénomène à travers un cas concret. Résultat : 350 Ethereum, 560 000 dollars !

560 000 dollars ! Qu’est-ce qui peut pousser un acheteur à débourser une telle somme pour devenir le propriétaire d’une image numérique, sans la moindre valeur artistique, et par ailleurs disponible gratuitement sur internet ? Et bien parce qu’aux yeux des acheteurs, la chronique devrait prendre de la valeur avec le temps pour avoir été la première à être vendue en NFT. Un des enchérisseurs, interrogé par le journaliste du New-York Times, estime que ce sera comme de ‘’posséder des livres rares de premières éditions ou des peintures inestimables’’.

Au fond, il s’agit d’étendre le principe des collections d’objets rares au monde numérique : les NFT, en sécurisant des titres de propriété, permettent de donner de la valeur à des objets qui n’en avaient presque pas. Mais j'y vois surtout une manifestation du génie humain que de réussir à transformer quelque chose de gratuit et d’accessible à tous en un bien privé et hors de prix. L’instinct de propriété est décidément le propre de l’Homme."

Ma conclusion : cette conclusion est le seul point que je me permets de ne pas interpréter de la sorte. L'instinct de propriété est, à mon humble avis, essentiellement la conséquence de l'appât du gain. Si on appelle "génie humain" (?) cette propension à tout marchandiser, c'est uniquement du fait que la richesse "argent" est le seul marqueur imposé à notre organisation sociétale, celui qui donne le pouvoir, organise les hiérarchies et crée de ce fait les inégalités. On pourrait se demander de ce qu'il en serait de l'Homme sans cette notion de l'appropriation de la richesse. Le reste du vivant, n'étant pas soumis à cette contrainte, a-t-il cet instinct de propriété conduisant à ces déviances de plus en plus inimaginables ?

De là à penser que nous sommes définitivement la honte de l'espèce vivante …