09-04-2021 : J'ai passé ma semaine à compter...
Le « Carnet de Philo » de Géraldine Mosna-Savoye sur France Culture

A compter des heures, des minutes, et puis j’ai aussi compté en matinées, en après-midi, en demies-soirées, en tasses lavées, en couches changées, en poubelles sorties… Bref, tout ce qui pouvait me permettre d’évaluer ce qui avait été accompli, et tout ce qui pouvait me permettre de ne pas me sentir lésée dans la répartition des tâches durant cette 1ère semaine de confinement 3. 

C’est dramatique, mais je crois que j’ai passé plus de temps à concevoir, imaginer voire rêver à la meilleure organisation possible, entendez la moins inégale qui soit, qu’à faire les choses directement.
Et je crois même que j’ai passé plus de temps à concevoir, imaginer voire rêver à cette meilleure organisation possible, celle que j’aurais dû adopter, qu’à tenter de la changer. 

J’ai donc passé 5 jours à perdre mon temps tout en tentant de le rattraper, à le voir défiler en essayant précisément de le comptabiliser.
Après tout, rien de nouveau sous le soleil : le temps file, blablabla, bon d’accord.
Jusqu’à ce que je comprenne que le problème ne se joue pas qu’avec le temps qui passe mais surtout avec ceux avec qui on le passe. 

La vie ensemble, une histoire de calculs

Quitte à perdre le combat face au temps, autant tenter de le gagner face à ceux avec qui on le partage, et qui tentent tout autant d’avoir leur part. 

Autant le dire, ce n’est pas seulement un combat féministe, mais aussi un combat individualiste, et l’égalité des taches ménagères est une lutte que j’embrasse volontiers dans la mesure où en faire moins (voire le moins possible) est toujours une idée qui me parle. 

Voilà où on en est de la vie conjugale, familiale, amoureuse, sentimentale. En même temps, ce n’est pas comme si on découvrait que l’amour n’avait rien à voir avec les chiffres, et pas que l’argent, mais surtout les heures, les minutes et les jours. 

Dès les 1ers jours, tout est déjà une histoire de calcul, quand se voir, à quelle fréquence, comment beaucoup se voir sans trop se voir… et ça ne fait que continuer.
Sauf qu’après, la problématique n’est pas de calculer le temps passé ensemble mais le temps qu’il nous reste séparément, seul avec soi-même, une fois qu’on a fini d'œuvrer pour le foyer construit ensemble. 

La mesure des sentiments

Quoi qu'on en pense, les sentiments sont tout à fait déterminés par des mesures, des évaluations, des répartitions, des calculs quoi : qui passe le plus de temps à faire ça, qui s’investit le plus, etc. 

Et c’est ainsi qu’au fur et à mesure de ces mesures, les sentiments, pourtant incommensurables, c'est vrai, deviennent paradoxalement une question de mesures.
Et c’est ainsi qu’on s’aperçoit que la vie familiale ou conjugale qu’on imaginait comme un pur partage désintéressé, devient une histoire de calcul, souvent égoïste. 

En même temps, le terme même d’économie aurait dû nous mettre sur la voie, son étymologie, c’est littéralement la “gestion de la maison”.
D’ailleurs, Aristote dans son texte Les politiques détaille bien cette gestion 1ère qu’est l’économie domestique : 

“La 1ère association, de l'époux et de la femme, est la base de la famille; et Hésiode l'a fort bien dit dans ce vers: « La maison, puis la femme, et le bœuf laboureur. » Ainsi donc l'association naturelle de tous les instants, c'est la famille”. 

Finalement, le problème, ce n’est donc peut-être pas de voir la vie conjugale ou familiale comme une question de mesures, de calculs, bref d’économie, mais de n’avoir jamais perçu que toute cette économie, l’économie même en général, avait d’abord quelque chose de conjugal, familial, et pourquoi pas de sentimental.