03-04-2023:Ultra gauche (par Marino Tessier)

« Petite cure sémantique sur le fameux terme "ultra-gauche", terme dominant dans la bouche de Darmanin, qui vise bien entendu à retourner l'opinion publique contre toute forme de militantisme par un amalgame dangereux.

Extraits :

Mais "l'ultra-gauche" n'est pas un parti politique ni une organisation définie, en ce sens avec l'emploi de ce terme, "le groupe visé n'est pas clair", explique à BFMTV.com le sociologue Michel Kokoreff.

L'auteur de Spectre de l'ultra-gauche, l'État, les révolutions et nous, souligne que les mouvements regroupés sous ce qualificatif sont multiples. Il parle d'une "constellation de groupes affinitaires en réseaux à l'esprit libertaire, anti-autoritaire, anti-partis et anti-syndicats, féministe et écologiste, prônant des pratiques radicales d'auto-organisation, l'autonomie et la démocratie directe".

"L'ultra-gauche" telle qu'elle est visée est une "constellation qui va des anarchistes aux autonomistes" en passant par les anti-capitalistes, les anti-étatistes ou encore les anti-fascistes, abonde Sylvaine Bulle, sociologue du conflit, auteure de Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Bure à Notre-Dame-des-Landes.

Pour ces chercheurs, parler "d'ultra-gauche" a donc un sens limité, car cela regroupe des idéologies différentes qui sont alors visées toutes ensemble sur le même plan. Dans les faits ce terme "ne correspond à rien", déclare Sylvaine Bulle.

Les expressions utilisées par les hommes politiques sont davantage empruntées à la rhétorique trumpiste.

Par exemple, Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur de François Hollande, devant le Sénat, menaçait en 2012 «les groupes d'ultra-gauche de dissolution», les accusant de désordres urbains. Il réitéra l'attaque le 17 mai 2016 au plus fort des protestations de la loi travail.

Depuis quelques jours, la même expression est revenue par l'intermédiaire d'un ministre, des députés et les porte-paroles de la droite et du RN et de nombreux journalistes pour qualifier tour à tour les enquêtes de Libération et de Mediapart puis les associations ayant prêté main-forte aux migrants place de la République.

Autant jusqu'à maintenant les expressions utilisées par les hommes politiques, si elles ne recouvraient qu'imparfaitement la réalité, avaient néanmoins un sens politique. Aujourd'hui, elles sont totalement vidées de leur contenu et davantage empruntées à la rhétorique trumpiste, qui voit des complots de la gauche derrière chaque remise en cause de l'action gouvernementale.

L'expression a d'autant plus de quoi surprendre que la notion même d'ultra-gauche est réduite et extrêmement circonscrite dans l'espace politique.

L'ultra-gauche est une nébuleuse aux contours flous, surtout marquée par des individualités au fort bagage théorique et composée de groupes de petite taille à l'existence éphémère. Elle se superpose sans se confondre avec le gauchisme par son refus du léninisme, sa critique de l'URSS comme une forme de capitalisme, dénonçant l'aliénation par le travail, sa dénonciation des phénomènes bureaucratiques dans les organisations de gauche et aussi son refus de participer aux compromissions avec le système politique et économique.

Les mots n'ont pas d'autre sens que d'associer son détracteur à un ennemi imaginaire.

La construction de l'ultra-gauche est ancienne et renvoie aux débats du début du XXe siècle sur la définition du Parti et d'avant-garde dans la social-démocratie européenne. Ce qui ne se nomme pas encore l'ultra-gauche dénonce l'avant-gardisme des partis socialistes et exprime une méfiance vis-à-vis des syndicats pour souhaiter des révoltes qui naissent et s'organisent seules sur la base des conseils ouvriers.

En revanche, la terminologie utilisée renoue avec la qualification et la dénonciation d'un adversaire hypothétique dans lesquelles les mots n'ont pas d'autre sens que d'associer son détracteur à un ennemi imaginaire, empruntant aussi à la rhétorique complotiste et au syllogisme du soupçon distillé de manière récurrente. Comme dans une fiction dans laquelle les mots remplacent le réel. »

Marino Tessier (ami Facebook)