Texte remarquable, écrit par Georges Kuzmanovic, ancien conseiller de Jean-Luc Mélenchon sur les questions internationales et de défense , diplômé du MIT, Massachusetts Institute of Technology à Cambridge aux Etats-Unis, diplômés de Sciences Politiques de La Sorbonne, il a été humanitaire au Rwanda au Mali et en France.

Pourquoi les sanctions contre la Russie pourraient nous coûter très très cher, géopolitiquement et économiquement.

Hier, le Kremlin a dévoilé la première contre-sanction russe majeure : Poutine exige que les achats des pays européens menant une guerre économique à la Russie soient payés en roubles. Il vise prioritairement les achats dont l’Union européenne est dépendante, à savoir le gaz, le pétrole et charbon. Cela concerne également les autres matières premières (le titane par exemple ou l’uranium) ou les produits manufacturés.

Cette exigence à laquelle les pays de l’Union européenne doivent se soumettre sous une semaine fait suite à la volonté de la Russie de payer sa dette souveraine en roubles.

Conséquence : soit l'UE se coupe du gaz russe et détruit l’économie de toute la zone Euro, soit elle s'exécute et saborde 4 semaines de sanctions contre la Russie.

C’est à ce stade que l’on constate la compétence et la capacité d’anticipation de notre ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, qui voulait « déclencher une guerre économique contre la Russie et la mettre à genou » – pour ce qui est de la guerre économique, nous l’avons, quant à savoir qui va devoir mettre des genouillères, le combat est incertain…

L’un des principaux problèmes de l’Union européenne est qu’elle importe 40% de son gaz depuis la Russie, et aussi des quantités faramineuses de pétrole, d’uranium, de charbon, etc. et ne peut réorganiser ses approvisionnements avant longtemps.

La dépendance de l'Allemagne est encore pire : 55% ! Et pas que pour le chauffage – réduire le nombre de douches ne suffira pas à régler le problème, c’est surtout son industrie (comme l’industrie italienne) qui en dépend.

Et pour s’approvisionner ailleurs, il faut pouvoir négocier des parts de marché ailleurs, alors que la demande est, sur tous les produits, déjà forte. Et puis il faut des infrastructures nouvelles. L’Allemagne par exemple, comme elle avait mis en place dans son seul intérêt et sans demander son avis aux autres membres de l’UE Nord-Stream 1 & 2, des gazoducs pour s’approvisionner directement en gaz russe, ne possède pas de terminaux méthaniers aptes à recevoir du gaz liquéfie (GNL). Le GNL est ce que produisent les Etats-Unis ou le Qatar, il faut le liquéfier pour le transporter dans des navires spéciaux, les méthaniers, puis les ramener à l’état gazeux dans des terminaux méthaniers (en allant au plus vite, il faut 18 mois pour les construire et les salles de réunion de la France Insoumise, bien que gazeuse, ne peuvent rien y faire non plus !). Passons sur les conditions écologiques abominables et destructrices de toute régulation de la production de CO2 où ce gaz est produit aux USA par la fracture rocheuse… Hé oui, c’est du « gaz de schiste », celui-là même que Donald Trump a autorisé, alors dans les cris d’orfraie de tous les soi-disant écolos d’alors (je me demande vraiment des fois comment Yannick Jadot gère toutes ses contradictions).

De toute façon, pour remplacer le gaz russe, il faudrait en plus largement augmenter la flotte de méthaniers disponibles, une autre paire de manche.

C’est également à ce moment que l’on applaudit tous les visionnaires qui dans leur programme ont l’idée géniale de « sortir du nucléaire » - c’est un positionnement idéologique qui se heurte au mur du réel.

On le voit, rien de cela n’est possible dans l’immédiat et l’Union européenne devra accepter. Le principal effet de cette mesure sera donc… un soutien de facto du cours du rouble par une UE qui ne peut choisir de saborder son économie.

Malgré les rodomontades, l'UE est dans la main de Poutine sur ce coup et d'autres contre-sanctions plus graves encore pourraient suivre... comme par exemple l'arrêt volontaire des livraisons de gaz russe.

Ce serait l'effondrement assuré de la zone euro où les économies nationales sont largement tertiarisées, financiarisées, dépendantes du tourisme.

Mais même sans cette menace ultime, sanctions et contre-sanctions créent les conditions d'une potentielle double crise financière et économique.

L’économie mondialisée et financiarisée compte beaucoup trop de bulles financières, bien des banques systémiques sont branlantes, comme la Deutsch Bank, qui menaçait déjà de s’effondrer AVANT la crise de la guerre en Ukraine. Les dettes souveraines sont importantes, mais pire encore, les dettes des entreprises et des ménages, en particulier en France, sont colossales. Tous les éléments sont en place pour un embrasement et le moins que l’on puisse dire, c’est que les Etats européens jouent avec des allumettes à côté d’un baril de poudre avec ces sanctions mal préparées contre une Russie qui elle s’est largement préparée depuis 2014 à ce qui arrive et dont la structure de l’économie est celle d’une économie de guerre, donc nettement plus résiliente que les nôtres.

La France en particulier est fragile avec un déficit de la balance commerciale de 85 milliards d'€ en 2021 et en nette progression par rapport à 2020 (77 milliards) et prévu à 95 milliards en 2022 !

Nous n'avons tout simplement plus aucune souveraineté industrielle sérieuse. La crise de la COVID a rendu cette triste vérité compréhensible à tous. La crise de la guerre en Ukraine pourrait avoir des conséquences très sévères pour notre pays en raison même de cette désindustrialisation qui nous a rendu très peu résilients. Nous sommes très fragiles et c’est pourquoi un Etat fort, stratège organisant la réindustrialisation est urgent !

Mais cela ne peut évidemment se faire dans l'urgence et surtout pas le couteau sous la gorge.

Or, une Russie gorgée de ressources et une Chine usine du monde c'est une alliance terrible contre l'Occident et en particulier contre les pays désindustrialisés.

Les USA eux sont beaucoup plus solides : 330 millions d’habitants sur un pays continent, regorgeant également de richesse, ayant tout de même conservé beaucoup de ses industries, 1ère puissance militaire mondiale, protégé par deux océans et très très loin de ces guerres qu’ils fomentent ou attisent en Europe, souvent à son détriment.

Car ne nous y trompons pas, nous sommes bien en guerre – économique. Nous avons largement nos responsabilités et surtout les USA dans l’actuelle guerre en Ukraine que la Russie a envahie. Mais si l’on allonge la focale plus loin que le drame que représente cette guerre et la quasi-certitude maintenant que l’Ukraine sera partitionnée en deux, elle n’est sûrement que le premier mouvement d’une tentative, par les BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), de reconfiguration en profondeur de la mondialisation. Leur objectif est de bâtir un monde multipolaire, éventuellement dominé par la Chine, sur les décombre d’une mondialisation dominée de manière hégémonique par les Etats-Unis et ses proches alliés.

Ainsi, l'exigence de payer en roubles est d'abord une attaque directe contre le Dollar $, arme principale de cette hégémonie. La soi-disant sanction « Armageddon » de sortir de sortir les banques russes du système SWIFT est surtout une rafale dans le pied. D’abord, cette sanction ne s’applique pas à l’essentiel, les échanges sur le gaz et les autres hydrocarbures, elle ne s’appliquera certainement pas sur les céréales au risque de provoquer des famines et des troubles sans fin dans le monde entier. Ensuite, la Russie et la Chine s’y sont préparés en mettant en place des systèmes bancaires de contournement, le CIPS en particulier – les Russes ont leur propre système interne et avant le conflit, 84% des Russes étaient détenteurs de cartes de crédit anti-SWIFT. Enfin, la Russie a largement dédollarisé sont économie et commerce avec la Chine avec la règle d’or de ne jamais faire aucun échange en Dollar.

D’ailleurs, La nouvelle exigence russe fait suite à une série d'accords commerciaux passés ces trois dernières semaines HOSTENSIBLEMENT hors du $ et de l’€

➡️Chine et Russie développent leurs partenariats commerciaux, visant l’équivalent de 200 milliards de $ d’échanges en 2024 mais libellés au mieux Euros et le plus souvent en Yuan-Rouble.

➡️L’Iran et la Russie on signé un accord commercial sur l’échange fruits-légumes (Iran) contre blé-viande (Russie) en Rial-Rouble

➡️ L’Inde vient de signer un accord pétrolier important avec la Russie en Roupie-Rouble.

Contrairement à ce que l'on entend communément et de manière fausse dans nos médias, la Russie est peu isolé, à l'exception de l'Occident (ce qui est évidemment beaucoup). Cette image inversée de la réalité est une sorte d’autohypnose dans laquelle les pays atlantistes s’enferment. Elle est le fruit d’un vision géopolitique trop nombriliste et sûre de soi qui empêche de comprendre les mouvements tectoniques majeurs en cours.

Hier Lavrov, ministre des Affaires étrangères de Russie, rencontrait les ambassadeurs des #BRICS. Or, les BRICS coopèrent dans de nombreux domaines, mais depuis longtemps œuvrent pour casser la domination occidentale sur l’économie mondiale en créant par exemple dès 2016 La « New Development Bank » qui a été conçue comme une alternative à la Banque mondiale et comme l'instrument d'une gouvernance mondiale des pays dits émergents.

Nos dirigeants refusent de voir l'offensive internationale contre l'hégémonie des USA et de ses alliés sur la mondialisation.

De facto, l'ensemble des BRICS ne sanctionnent pas la Russie, comme la plupart des pays du monde, y compris ceux qui à l’ONU ont condamné formellement l’invasion de l’Ukraine – au contraire, ils s’empressent de tisser des liens commerciaux et géopolitiques alternatifs avec la Russie. Plus de 34 pays, et pas des moindres, comme la Chine, l’Inde ou l’Afrique du Sud, se sont mêmes abstenus de condamner cette invasion alors même que la Russie a objectivement violé le droit international. C’est colossal.

Dans le même temps, la France se fait sortir de l'Afrique par une Chine et une Russie en étroite coopération sur ce dossier-là également.

L’Organisation de Coopération de Shangaï (fondée par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan) se renforce, au point d’accueillir depuis 2016 des pays ennemis comme le Pakistan et l’Inde et depuis 2021 l’Iran (merci aux génies qui ont rompu les accords de Vienne sur le nucléaire iranien).

A force de vouloir faire plier la Russie, d’étendre l’OTAN malgré les avertissements de grand stratèges et géopoliticiens comme Henry Kissinger, Georges Kennan ou John Mearsheimer, et tant d’autres, nos élites dirigeantes inféodés à une Amérique, elle-même aveuglée par la mission messianique de « LA Nation utile » qu’elle s’est auto-attribuée, ont commis une erreur stratégique lourde de conséquences.

Quand il y a trois puissances comme les USA, la Chine et la Russie, on ne commet pas l’erreur de pousser la Russie dans les bras de la Chine. C’est la base.

Les mois à venir seront déterminants pour notre avenir et celui du monde de demain.

L'hubris qui nous anime est la plus mauvaise conseillère, or l'Occident s'y plonge avec délectation.

N’oublions jamais que l’Occident (USA, Europe, Japon et Australie) représente 11% de la population mondiale mais consomme 70% des ressources. La situation hégémonique est agréable (et fort peu démocratie et fort injuste) mais suscite bien des convoitises, bien des haines, légitimes ou pas, mais surtout nous rend très fragiles.

Il est urgent de penser le monde de demain et la manière de résister dans un pays comme la France face aux multiples crises qui se précisent. Notre classe politique semble perdue dans le monde d’hier.
(Georges Kuzmanovic)