L’obsession méritocratique

François Dubet sociologue
Professeur émérite à l'université de Bordeaux

Chronique du 12/05/2021
parue dans "Alternatives Economiques"

En 1958, Michael Young, un sociologue anglais proche des travaillistes, publiait un essai prophétique, The Rise of Meritocracy (Harmondworth, Penguin Book) prédisant que le règne de la méritocratie ajouterait « l’humiliation à l’injustice » : les élites dirigeraient au nom de leur mérite scolaire, les autres mériteraient leur sort en n’ayant pas réussi dans la compétition scolaire. Les classes populaires abandonneraient les partis de gauche et choisiraient les populismes mobilisant leur ressentiment contre les élites de « l’intelligence ».

Soixante après, la prophétie s’est réalisée au-delà des pronostics les plus sombres : l’école trie le bon grain de l’ivraie et la lutte des classes oppose désormais les vainqueurs aux vaincus de la compétition méritocratique, ceux qui se sentent méprisés parce que, dans une certaine mesure, ils auraient « mérité » leur sort. Hors de l’école, point de salut, « on peut si on veut », ne cesse-t-on de répéter aux jeunes.

Non seulement la croyance dans le mérite justifie les inégalités sociales, mais elle affaiblit la solidarité : pourquoi les vainqueurs de la méritocratie devraient-ils quelque chose à ceux qui n’ont pas de mérite et qui n’ont rien fait pour en avoir ? Partout, l’extension du règne de la méritocratie a été associée à l’accroissement des inégalités sociales.

La critique méritocratique de la méritocratie

La force de la méritocratie vient de ce qu’elle repose sur un principe de justice incontestable : si nous sommes fondamentalement libres et égaux, les seules inégalités justes sont celles qui proviennent de notre mérite. Il va de soi que le mérite est plus juste que l’héritage des privilèges et des fortunes. Nous le croyons si fortement, en France particulièrement, que la critique de la méritocratie est elle-même méritocratique.

Plutôt que de dénoncer les conséquences inégalitaires et humiliantes de la méritocratie, l’essentiel de la critique montre qu’elle ne fonctionne pas vraiment : les plus méritants sont toujours les mêmes, ils ont hérité de leur mérite, ils sont nés dans les mêmes quartiers et les mêmes classes sociales, ils ont fréquenté les mêmes écoles, ils partagent les mêmes valeurs. Aujourd’hui, les classes moyennes supérieures choisissent résolument les inégalités scolaires favorables à leurs enfants et nous sommes donc loin du vrai mérite, qui supposerait que le recrutement des élites soit à l’image de la société.

Cette critique méritocratique de la méritocratie a les yeux rivés sur les élites scolaires et sociales : sur l’Ecole nationale d’administration (ENA), sur Sciences Po, sur les classes préparatoires et les grandes écoles. Elle dénonce le faible nombre d’enfants issus des classes populaires et de l’immigration dans les écoles de l’élite, mais reste indifférente à la présence massive de ces mêmes élèves dans les formations les moins valorisées.

Pour être plus légitime, la méritocratie devrait être encore plus juste, et l’on propose sans cesse de réformer les concours et de développer les dispositifs de soutiens aux bons élèves venus des établissements populaires. Face à la colère des gilets jaunes, on supprime l’ENA.

Du point de vue méritocratique, tout ceci est très bien. Mais personne, ou pas grand monde, ne semble s’intéresser au sort de ceux qui n’ont pas de mérite scolaire, et qui méritent donc d’occuper les emplois les plus pénibles et les plus mal payés.

Quoi qu’on en dise, l’ordre méritocratique lui-même n’est pas contesté. Il faudrait qu’il soit plus méritocratique ; il faudrait que le mérite scolaire soit plus juste et plus incontestable afin qu’il s’impose à tous, aux vainqueurs, comme aux vaincus. Le mantra méritocratique est si puissant que la gauche et la droite y adhèrent avec la même conviction en faisant semblant de croire que les classes moyennes supérieures ne triompheront pas avec de nouvelles règles du jeu.

Quel sort pour les vaincus ?

La méritocratie n’est pas seulement un principe de justice, elle est aussi une représentation des inégalités sociales.

Dans la société industrielle, les inégalités étaient perçues comme des inégalités de classes, des inégalités entre les positions sociales. Avec la méritocratie les inégalités sont vues comme des discriminations, comme des obstacles et des handicaps illégitimes dans la course à l’égalité des chances. Avec les classes sociales, il fallait réduire les inégalités en « rendant » aux travailleurs exploités la richesse qui leur avait été volée. Avec les discriminations, il faut établir une concurrence équitable entre tous les individus afin qu’ils puissent atteindre toutes les positions sociales, aussi inégales soient-elles.

Évidemment, les discriminations sont inacceptables. Mais il n’est pas certain qu’une méritocratie accomplie soit le meilleur moyen d’y remédier. L’idéal méritocratique n’est pas celui d’une société plus égalitaire : il repose sur la promesse d’une mobilité sociale offerte à quelques-uns, dans laquelle les inégalités seraient enfin « justes ». Cette promesse est d’autant plus étrange aujourd’hui que les meilleures places sont aussi les plus rares. Il n’est donc pas raisonnable, du point de vue de l’école, de faire de l’emploi de cadre supérieur le seul emploi honorable.

Car sinon, comment s’étonner que les vaincus de la méritocratie, discriminés ou pas, se sentent abandonnés par les partis politiques qui semblent les avoir oubliés ? Aujourd’hui, les plus diplômés des Français votent pour les partis sociaux-démocrates, verts et libéraux, pendant que les vaincus de la méritocratie s’abstiennent ou votent pour les partis populistes et contre le « mépris » des élites. Comment ne croiraient-ils pas que nous avons abandonné les rêves du progrès social au profit d’une concurrence enfin équitable entre tous ? Comment ne penseraient-ils pas qu’ils sont devenus invisibles en plus d’être humiliés par leurs « échecs » ? Comment être solidaires dans une société où l’idéal de justice est celui d’une compétition juste entre les individus et entre une multitude de minorités concurrentes entre elles ?

Le principe du mérite est si évidemment juste qu’il est difficile de s’en débarrasser. Mais faut-il pour autant ignorer les conséquences si manifestement injustes de sa mise en œuvre, tout en faisant l’hypothèse, pour le moins hardie, qu’il serait possible de détacher le mérite scolaire des héritages sociaux ?

Au lieu de critiquer la méritocratie au nom de la méritocratie, nous devrions nous interroger sur le privilège exorbitant que nous accordons au mérite scolaire, comme s’il était tout le mérite d’un individu, comme s’il justifiait les inégalités de revenus et de conditions de travail.

La méritocratie séparant nécessairement les individus entre vainqueurs et vaincus, la question essentielle est de savoir ce qui est dû aux vaincus de l’école, dont chacun sait qu’ils ne sont pas moins méritants et utiles à la vie sociale et à la solidarité que les premiers de la classe.

Si la gauche n’entend pas cette question, il y a peu de chances qu’elle retrouve un électorat populaire pour lequel la haine des élites devient progressivement la haine des « différences », des « minorités » et, finalement, haine de la démocratie tout court.


C’est un diagnostic puissant sur la crise de la démocratie auquel aboutit l’une des grandes figures de la pensée politique américaine, Michael J. Sandel. Il met en effet en cause la méritocratie, qui permet aux gagnants de considérer que leur position est un dû et renvoie aux perdants l’idée qu’ils sont responsables de leur destin. En guise de remède, il invite à une politique du bien commun centrée sur la dignité du travail.

Remettre la question du bien commun au centre de la discussion.

C’est avec ce projet simple, presque naïf, que le philosophe Michael J. Sandel, qui a enflammé les auditoires avec ses cours sur des expériences de pensée autour de la justice, entend répondre à la crise actuelle des démocraties. Cette ambition l’habite depuis longtemps. Dans l’un de ses premiers livres, Le Libéralisme et les limites de la justice, où il discutait les thèses de John Rawls et de Robert Nozick, il s’opposait déjà à l’idée qu’on puisse définir la justice en se plaçant derrière un « voile d’ignorance » sans référence à nos conceptions du bien et de la vie bonne. Plus tard, dans Justice, best-seller mondial, il développait sa critique de l’utilitarisme et du libéralisme, en montrant sur toute une série de questions concrètes concernant l’extension du marché ou la discrimination positive qu’on ne pouvait pas trancher ces questions en se basant sur le seul principe du respect des libertés individuelles. Il faut par conséquent expliciter et confronter publiquement nos convictions morales les plus profondes… ou retrouver celles de Bentham, Hume et Kant. Aujourd’hui, cette réflexion se leste d’un diagnostic très fort sur le retournement démocratique contemporain. Au cœur du ressentiment mondial des peuples ? La « tyrannie du mérite » selon le titre de son dernier ouvrage qui vient de paraître dans le monde anglo-saxon – et qui paraîtra en 2021 chez Albin Michel. Qu’entend-il par là ? Le fait que la possession d’un diplôme supérieur, devenu le grand diviseur social, permet aux « gagnants » de la mondialisation libérale de considérer qu’ils ont mérité leur chance, alors que les « perdants » et tous ceux dont le mode de vie stagne n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Cette idée que l’unique voie pour s’élever est d’accéder à une éducation supérieure a renvoyé à tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas faire d’études le sentiment qu’ils ne mériteraient pas l’estime et la reconnaissance de la société. Brexit, élection de Trump, vague populiste en Europe, ces événements attestent, d’après Sandel, d’une « révolte contre la tyrannie du mérite ». Et le philosophe de proposer en guise de remède à ce mal un nouveau contrat civique centré sur la « dignité du travail ». C’est précisément la grande leçon qu’il retient du confinement : la découverte de la contribution de toute une série de métiers sous-évalués et pourtant « essentiels » au bien commun. Il nous en a livré l’argument, depuis Boston, au cours d’une discussion dont il a le secret : simple et décontractée, mais profonde et convaincante.