Pour que la Terre reste vivable, la
philosophe, biologiste et féministe américaine Donna J. Haraway, autrice
de l’essai “Vivre avec le trouble”, invite à créer de nouveaux “liens de
parenté” avec les non-humains comme avec les humains. Et appelle à la
fin d’un capitalisme destructeur.
« Je préfère être un cyborg qu’une déesse »,
écrivait en 1985 l’Américaine Donna J. Haraway dans le Manifeste
cyborg. Un essai devenu culte, profondément créatif et iconoclaste,
à l’image de son auteure, biologiste, philosophe, historienne des
sciences, féministe et formidable raconteuse d’histoires. Aiguillonnée
par l’urgence écologique, Donna J. Haraway s’est depuis détachée de la
figure du cyborg, mi-humain, mi-machine, mais jamais de sa passion pour
l’hybridation et la traversée des frontières : entre sciences et
philosophie, entre fiction et non-fiction, entre pensée et pratique,
entre culture et nature, entre humain et animal. La preuve avec le
foisonnant et jubilatoire Vivre avec le trouble, qui paraît ces
jours-ci en France. À 75 ans, Donna J. Haraway nous y invite à faire
exploser tous les carcans et à apprendre à vivre « connecté aux
autres », humains et non-humains. Le seul chemin possible, nous
explique-t-elle depuis sa maison confinée de Californie, pour penser et
vivre à l’heure du désastre écologique.
Comment vivez-vous ces temps de pandémie ?
Le trouble a commencé bien avant le Covid-19. Nous vivons tous au milieu
d’un monde abîmé par les extractions et les exterminations du vivant, en
plein dans la sixième extinction de masse que connaît la Terre. Mais
cette pandémie lui donne une nouvelle intensité, que nous expérimentons
avec une disparité très perturbante. J’habite à Santa Cruz, une petite
ville sur la côte californienne, avec un compagnon formidable, deux
chiens, je suis entourée de verdure, je vois pousser mes légumes de
printemps. Ma vie de confinée est plus isolée mais mon refuge est très
agréable. Le fossé est immense entre ma situation personnelle et ma
conscience de la souffrance provoquée par la maladie et le désastre
économique. Plus d’un million d’Américains sont touchés par la pandémie,
dont plusieurs amis et collègues ; plus de cent mille personnes en sont
mortes… Ce décalage provoque un trouble profond. Mais il faut vivre
avec, et tenter d’y répondre, ensemble.
Comment ?
De différentes manières ! J’enseigne par exemple l’anglais à une
immigrante mexicaine. Nous lui avons fourni un ordinateur et nous
l’aidons financièrement tant que durera l’urgence. Cela nous est
possible — je touche une retraite de l’Université de Californie ; elle
peut ainsi assurer l’école de ses filles à domicile, ses propres cours,
et payer les factures. À un niveau plus collectif, certains amis, plus
jeunes, font les courses pour des collègues âgés. Nous faisons aussi
pression, collectivement, sur les universités afin qu’elles aident les
plus précaires, étudiants, maîtres de conférences… J’utilise les réseaux
sociaux comme jamais auparavant, pour m’informer, penser avec d’autres,
tenter de répondre par exemple au
questionnaire proposé au début de la crise du Covid par l’un de mes
partenaires en matière d’anthropologie et d’art du récit, le philosophe
Bruno Latour. Quelles sont les activités suspendues que nous ne voulons
pas voir reprendre ? À quoi tenons-nous ? Que voulons-nous inventer ?
Nous devons réfléchir, individuellement et ensemble, au monde que nous
souhaitons. Sans oublier que la souffrance va s’intensifier, pour un bon
moment…
“On ne peut pas s’en tenir à la peur. Perdre notre capacité à la
joie, c’est perdre notre capacité à bien vivre ensemble.”
Aux États-Unis en particulier ?
Les États-Unis forment à plusieurs égards cinquante pays très
différents. Certains, comme la Californie, s’en sortent mieux. Mais le
gouvernement fédéral, tellement chaotique et incompétent, rend cette
crise plus dévastatrice. Les inégalités se creusent comme jamais. Les
immigrants sans papiers n’ont droit à aucune aide fédérale. La
Californie a prévu des systèmes d’assistance, mais les républicains sont
en train d’attaquer l’administration au prétexte que ces aides seraient
illégales. Nous allons vers un combat judiciaire, et en attendant, les
gens ont besoin d’argent ! L’époque déborde de peines auxquelles il faut
tenter de remédier. Mais nous devons aussi cultiver la joie. D’ailleurs,
lors de nos leçons au téléphone, je demande à mon étudiante de me
raconter ce qui l’a fait rire dans la journée…
Difficile de rire quand tout s’effondre !
On ne peut pas s’en tenir à la peur. Perdre notre capacité à la joie,
c’est perdre notre capacité à bien vivre ensemble. Nous avons besoin les
uns des autres. L’individualisme borné n’est plus possible. Tout cela
est au cœur de ce j’appelle « vivre avec le trouble » : apprendre à être
véritablement présents, ici, maintenant, avec les autres. S’engager face
à la crise environnementale ne signifie pas seulement en connaître les
grands enjeux, mais aussi cultiver les pratiques qui nous soutiennent,
concrètement. En tissant des liens les uns avec les autres, humains et
non-humains. En apprenant, par exemple, à connaître et aimer les
insectes pollinisateurs des plantes qui nous entourent, les microbes
avec lesquels nous vivons… En développant des rituels collectifs :
partager un repas et célébrer la bonne nourriture venue des marchés
fermiers locaux… Vivre avec le trouble, c’est apprendre à donner et
recevoir, apprendre à « vivre-avec » et « penser-avec ». Car on
« devient-avec »… ou on ne devient pas.
Dans votre livre, vous vous intéressez par
exemple aux collaborations avec les pigeons !
J’ai commencé à prêter attention aux pigeons à Paris, quand j’étudiais à
la Fondation Teilhard de Chardin — je les croisais tous les jours en
traversant le Jardin des Plantes. De fil en aiguille, je me suis
intéressée aux histoires de pigeons espions, de pigeons voyageurs, de
courses de pigeons, et à leurs incroyables aptitudes. Savez-vous qu’ils
peuvent se reconnaître dans un miroir, comme les chimpanzés, les pies ou
les enfants de plus de 2 ans, et identifier différentes personnes sur
des photos ? Bien qu’ils suscitent autant d’amour que de haine, les
pigeons sont une de ces espèces compagnes qui cohabitent avec le monde
humain depuis des milliers d’années. Comme les chiens, les rats ou les
blattes. Et nous pouvons faire équipe. Je pense au merveilleux projet
d’art-activisme, Pigeon Blog, de l’artiste Beatriz da Costa,
qui a fait coopérer pigeons, artistes, ingénieurs et colombophiles : des
pigeons, équipés d’appareils électroniques, ont récolté des données
inédites sur la pollution de l’air à Los Angeles. Les oiseaux n’ont pas
été de simples cartes SIM mais de vrais partenaires, au cours des
nombreuses séances d’essayage du matériel et d’entraînement avec les
artistes-chercheurs. Et ceux-ci ont appris à s’allier avec des
non-humains et à raconter de nouvelles histoires, collectives.
“Les histoires permettent de développer notre imagination et
notre capacité à nous préoccuper des autres. Elles nous lient.”
Pourquoi l’art du récit est-il si important
pour vous ?
Parce que retrouver des histoires oubliées, en créer de nouvelles,
permet de témoigner de manières de faire qui seraient peut-être
meilleures. Ce genre d’exercices est utile à la pensée collective, et
peut nous aider à nous mouvoir dans la complexité. Raconter des
histoires est une pratique qui m’ouvre à d’autres émotions, à d’autres
expériences de vie, aux différences. Pour revenir à mon étudiante
mexicaine, je lui ai demandé d’écrire des récits de son enfance à Huaca.
Faire revivre ces souvenirs lui permet de les partager avec ses filles
et d’assurer une continuité entre générations. Cela m’aide aussi à
comprendre d’où vient sa force de caractère, pourquoi elle est devenue
cette mère-là, cette voisine-là dans sa communauté, de quoi elle peut
avoir besoin… Les histoires permettent de développer notre imagination
et notre capacité à nous préoccuper des autres. Elles nous lient. D’où
l’importance, aussi, des récits sur les arts de vivre des non-humains.
Quelles interactions existent entre les abeilles et les orchidées ?
Entre les fourmis et les acacias ? Que se passe-t-il quand une espèce
impliquée dans la vie d’une autre disparaît de la planète ? Comment les
corbeaux ou les corneilles portent-ils le deuil, celui-ci n’étant pas
une spécificité humaine ? Ces histoires sont indispensables pour prendre
soin les uns des autres et cultiver les arts de bien vivre et de bien
mourir ensemble.
Vous faites aussi exploser le langage, en
inventant des mots, en les mixant : que signifie « bien mourir » ?
Mon cerveau passe son temps à proposer des mots, et j’attache une
extrême importance à ce qu’ils fassent sens, réellement. Je ne veux pas
employer le terme « vie » comme une abstraction, et cette expression de
« bien vivre et bien mourir » me permet d’insister sur le fait que nous
sommes des créatures douées de conscience, capables de nous projeter de
façon morale dans l’avenir. Ce ne sont pas des mots nouveaux, mais une
façon de les utiliser un peu différemment. Pour inviter à penser
autrement notre époque qui est une déferlante d’extinctions,
d’extractions, d’exterminations de formes de vie. Envers qui sommes-nous
responsables ? Qui vit, qui meurt parmi les différentes bestioles qui
s’agitent sur terre, dans les airs, dans l’eau ? La vie ne peut se
penser sans la mort. Pourtant, nous parlons beaucoup de « bien vivre »
sans réfléchir à ce que signifie « bien mourir », ni vivre avec la
perte, avec les fantômes. Le chagrin est un chemin, qui conduit à
comprendre que nos vies et nos morts sont entremêlées. Et que ce qui
meurt ne se restaure pas.
“Ce n’est pas l’homme en tant qu’espèce qui détruit ce qu’on
appelle le « système Terre ». Ce sont certains groupes humains
spécifiques, en termes de classes, de races — pas uniquement des
hommes blancs occidentaux ! — qui ont inventé et propagé ces
modes de destruction.”
Nous ne pourrons guérir le monde,
écrivez-vous, que partiellement, modestement…
Oui, car la destruction en cours est considérable. Mais il reste
beaucoup à réparer, notamment par la contribution d’inventions
techniques. En revanche, la foi dans les solutions techniques est vaine
et dangereuse. Ceux qui sont morts ne reviendront pas, et cela inclut de
nombreuses espèces et leurs modes de vie. Une fois que vous avez vidé
les nappes phréatiques de la Vallée centrale, en Californie, c’est fini,
en tout cas pour des milliers d’années. La Terre vit une période de
destruction aiguë, que j’appelle « capitalocène ». C’est un système
capitaliste de type colonial et racial, en cours depuis cinq siècles,
qui dépasse la seule utilisation des énergies fossiles : le déplacement
de peuples, de plantes, d’animaux, les immenses forêts rasées ont
précédé la machine à vapeur… Dit autrement, il s’agit d’un système
social, économique, technique, d’organisation de la vie et de la mort,
auquel il faut mettre un terme, et vite ! Mais on peut aussi parler de
« plantationocène », autre mot que nous avons proposé avec mes collègues
Anna Tsing, Scott Gilbert et d’autres, pour désigner spécifiquement la
transformation de cultures et de forêts en de vastes plantations et
extractions.
Le terme d’« anthropocène », ce nouvel âge
défini par l’impact des activités humaines sur les écosystèmes, ne vous
convient-il pas ?
Ma principale objection est simple : ce n’est pas l’homme en tant
qu’espèce qui détruit ce qu’on appelle le « système Terre » (les
sciences du système Terre travaillent sur les interactions entre les
différentes couches externes de la planète, mais aussi sur les
conséquences des activités humaines sur celles-ci, ndlr). Ce sont
certains groupes humains spécifiques, en termes de classes, de races —
pas uniquement des hommes blancs occidentaux ! — qui ont inventé et
propagé ces modes de destruction. Cela dit, je ne cherche pas à
interdire l’usage de tel ou tel terme. Je préfère penser par additions,
et voir ce que ces concepts produisent : parler d’anthropocène est-il
utile pour mobiliser face à la crise climatique ? Le mot a suscité une
incroyable créativité artistique, avec des performances, des pièces de
théâtre, des expositions, pour sensibiliser à la crise et à la justice
climatiques. Il a aussi permis de rassembler des scientifiques pour
réfléchir ensemble sur une série de grandes thématiques.
Et à quoi sert le mot « chthulucène » que
vous proposez dans votre livre ?
Oh ! je m’attends à ce qu’il disparaisse vite. Je voulais qu’il serve à
faire rire, et à regarder le monde autrement… Pour résumer, disons que
c’est un temps-espace non linéaire, où passé, présent, futur forment
comme des strates se nourrissant les unes des autres. C’est aussi une
manière de dire que nous héritons de tellement d’histoires que nous
devons apprendre à vivre avec, que nous sommes façonnés par elles. Et je
tiens beaucoup au slogan du chthulucène : « Faites des parents, pas
des enfants ! »
“Les bébés devraient être rares et précieux ; nous ne pouvons
pas faire parenté les uns avec les autres sans prendre le plus
grand soin des enfants, par des systèmes sérieux de justice
sociale, raciale…”
Que voulez-vous dire ?
J’aimerais que des mots comme « parent », « parentèle » ou « proche » ne
s’appliquent pas qu’aux liens biologiques ; que la parenté ne soit pas
limitée aux dispositifs de la famille occidentale — hétéropatriarcale ou
non — et aux politiques natalistes. En anglais, le mot relatives
(parents) ne désigne les membres d’une même famille que depuis le xviiie
siècle ; avant, il dénommait les « relations logiques ». Le fait que
tous les Terriens soient des parents, au sens le plus profond, peut nous
aider à élargir notre compréhension de la parenté. C’est en faisant
parentèle que nous devenons. Il est d’ailleurs intéressant que le mot
kin, autrement dit « parent » en anglais, soit lié à kind,
qui signifie « catégorie » mais également « gentil », « attentionné » !
Cela permet d’ouvrir notre imagination : comment pourrions-nous « nous
faire parents », sans nécessairement faire des bébés, par-delà la
généalogie et avec une réelle sollicitude ? Les bébés devraient être
rares et précieux ; nous ne pouvons pas faire parenté les uns avec les
autres sans prendre le plus grand soin des enfants, par des systèmes
sérieux de justice sociale, raciale… Et les parents, eux, devraient être
nombreux, inattendus et tout aussi précieux. Créer de la parenté avec
toutes sortes d’êtres, y compris des animaux, des plantes, est devenu
urgentissime si l’on veut que la Terre soit vivable.
En disant « pas des enfants ! », vous
appelez à diminuer la population humaine ?
Je refuse d’utiliser le concept de « surpopulation », aux connotations
réactionnaires, racistes, néo-impérialistes. Mais j’estime indispensable
de penser ensemble l’accélération démographique. Cette question est
aussi cruciale que celle de la justice climatique, trop importante pour
la laisser à l’extrême droite ou aux experts du développement, et pour
accepter que les femmes et les hommes soient réduits à des chiffres par
les politiques de contrôle des populations ! Les besoins de 7,7 à 11
milliards d’humains (prévision pour 2100) ne peuvent être couverts sans
porter d’immenses atteintes aux êtres vivants, en particulier les plus
fragilisés. Cette question du nombre d’humains est indissociable de
celle de la « justice reproductive » : débattre de la reproduction ne
peut se limiter au choix de faire, ou non, un enfant ; cela concerne
aussi le pouvoir de le mettre au monde dans un environnement viable, où
il pourra devenir un adulte responsable, en bonne santé. Par ailleurs,
il faut souligner que ce débat est surtout urgent pour les régions du
monde et les classes sociales les plus riches, dont le mode de vie
épuise la Terre de manière extravagante… Voilà pourquoi je propose de
détricoter les liens entre généalogie et parenté, entre parenté et
espèce. Soyons créatifs et multiplions les parentés innovantes pour
rendre la vie plus généreuse et prospère !
Interview réalisée par Télérama
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