12-10-2020 : Courrier à Jean Claude Guillebaud ... et sa réponse
Je lis tous les Dimanche votre chronique que
j'ai parfois l'honneur de côtoyer par l'intermédiaire du courrier des
lecteurs. C'est toujours un grand plaisir de parcourir vos idées.
Forcement, je partage largement ce que je pense être vos profondes
convictions, mais je reste très "épaté" par ce fil d'optimisme qui
parcourt votre œuvre, par exemple et entre autre, dans vos écrits d'Une
autre vie est possible.
En effet, comment envisager que le monde actuel (capitalisme/libéral
incarné par l'argent-roi, générateur d'inégalités) puisse être
déboulonné au profit d'un idéal de biens partagés et profitables à tout
le genre humain dans le respect total de l’entièreté du vivant
indispensable à notre existence même ? Par quels actes précis, décrits
et concrets peut-on se projeter vers un avenir différent, vers cet
"après" promis à toutes les sauces dans tous les débats ? Comment tout
homme (surtout quand le "savoir" parait, paradoxalement, de moins en
moins accessible) peut-il avoir en lui la force d'agir comme le pense
Orwell, alors qu'est évoquée l'aporie du mal ou comme vous le dites vous
même que "le mal est une catégorie ontologique" et que confirme Paul
Ricoeur en affirmant que la sagesse serait de reconnaître le caractère
aporétique de la pensée sur le mal ?
Je pense, moi, que le paradigme actuel est bien trop installé et
dominateur pour croire réalisable une alternative autre. Cette pensée
dominante est organisée et incarnée par la puissance et la méthode
(financière, politique, sociétale), justifiée par les "c'est comme ça,
c'est incontournable, on ne peut rien y faire, on ne peut rien changer"
qu'il me semble bien, par ailleurs, vous avoir entendu dénoncer,
largement soutenue par les médias dominants, eux mêmes aux mains
exclusives des gens de pouvoir.
Sur quoi, dans ce contexte, s'appuyer pour faire preuve d'optimisme ?
Les époux Aubrac, que vous évoquez dans Une autre vie possible, ne sont
pas seuls. Ils s'engagent et défendent une cause largement partagée par
les principales institutions de l'époque, les dirigeants politiques et
l'intelligentsia aux quatre coins de la planète, agissant au sein d'une
organisation hiérarchisée jusqu'au plus haut niveau des états ennemies
d'un projet idéologique inacceptable. Par contre, le monde actuel fait
l’unanimité. Le dogme 'économie de marché' intégré à l'autre dogme
'capitalisme libéral' n'est combattu que par la classe dominée, celle
qui n'a aucun pouvoir, celle qui n'a pas les moyens (même le vote,
aujourd'hui, est complètement bafoué ... volontairement ?) de se
défendre face au train qui va de plus en plus vite sur une voie et un
objectif uniques. Où trouver un espace d'optimisme autre qu'un
bouleversement de type "écrasement de comète" et disparition des
dinosaures ?
Pour preuve 1789 qui, malgré de nombreuses têtes au sol et une abolition
des privilèges inscrite dans le marbre, n'a pas empêché le retour par la
fenêtre, et bien sûr sous une autre forme, de ces mêmes structures
inégalitaires favorisant et encourageant la domination des uns sur les
autres (voir Oxfam et l'Observatoire des inégalités). En toute
clairvoyance et tout de même lucide que la France reste avec son
exception culturelle et sociale un îlot qui parait malgré tout bien
faible à défendre ses valeurs face l'idéologie mondiale dominante
incarnée par le patronat dans son propre hexagone, je vous interroge
encore : sur quels signes concrets pouvez-vous vous appuyer pour faire
preuve d'un quelconque optimisme même si quelques jeunes autour de notre
planète pourraient nous laisser croire à un sursaut de lucidité
conduisant, à terme, à un changement de route et d'objectif. Je crains
bien, qu'à l'image d'un Dany le Rouge devenu Monsieur Daniel Cohn Bendit,
la force des puissants, la prégnance des institutions et le temps qui
passe n'en viennent tout naturellement à bout … et d'autres après eux …
Très respectueusement
Richard Pujo
PS : j'ai retrouvé, au hasard de mes recherches, un très beau
'Les mots de minuit', datant de 2003, avec vous, Sotigui Kouyaté et Paul
Personne que j'aime particulièrement. Les avancées techniques et
technologiques ne devraient être faites que pour ces moments de bonheur
!!
Monsieur et cher lecteur,
Je vous remercie chaleureusement de votre
message.
Il est fondé, intelligent et fort à propos
ces temps-ci où chaque semaine (presque chaque jour) l'actualité diffuse
une mauvaise nouvelle pour les plus pauvres. Ce n'est pas un "fil
d'optimisme" qui parcourt mes textes, c'est une profonde espérance. Vous
savez bien, celle que Charles Péguy appelait "la petite fille
espérance". Connaissez-vous ces deux formules de Georges Bernanos à ce
propos ?
La première : "Qui ne s'est jamais trouvé,
un matin, sur une route filant vers le lointain ne sait pas ce que veut
dire "espérance".
La seconde : "L'espérance est un risque à
prendre".
J'ajoute que votre évocation de ce dialogue
avec Sotigui Kouyaté m'a
beaucoup touché.
Soyez-en
remercié.
En sympathie.
JC Guillebaud
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