Dans “Business Model”, Olivia Chambard analyse comment un
nouvel air du temps néolibéral façonne l’université. Après sept
années d’enquête dans les écoles de commerce, les modules de
formation à l’entreprise en faculté ou au sein de l’administration,
elle constate que l’idée de sensibiliser les étudiants à
l’entrepreneuriat fait son chemin. Au point d’être l’objet de
politiques nationales.
Entre 2010 et 2017, la sociologue Olivia Chambard a mené une
enquête dans l’administration et des établissements d’enseignement
supérieur pour explorer comment l’idéologie entrepreneuriale se
diffuse au sein de l’université. Tiré de ce travail de thèse fondé
sur des observations, des archives et soixante-dix-huit entretiens,
le livre Business Model montre comment cette injonction
fait de l’université un nouveau « laboratoire des idéologies
capitalistes ».
Comment s’est historiquement immiscée la cause
entrepreneuriale dans l’enseignement supérieur ?
Le mot d’ordre selon lequel il faudrait éduquer la jeunesse à
l’entrepreneuriat est relativement récent, puisqu’il remonte aux
années 2000. Mais, en tirant le fil, j’ai réalisé que les arguments
enrobant ces politiques relevaient de thématiques beaucoup plus
anciennes, qui s’ancrent en particulier dans la thèse du retard des
élites françaises. On en trouve des racines à la fin du XIXe siècle
lorsque, après la défaite de 1870 contre la Prusse, l’idée s’est
diffusée que ces élites étaient déficientes. Les premières écoles de
commerce sont créées à ce moment, comme celle des Hautes études
commerciales (HEC) fondée en 1881. Le débat resurgit après la
Seconde Guerre mondiale, dans un contexte à nouveau marqué par une
volonté de rattrapage, mais aussi de massification de l’enseignement
supérieur.
Par qui a été portée la diffusion de la norme
entrepreneuriale au sein de l’université ?
Cette idéologie a été portée, depuis la fin des années 1970, par
plusieurs acteurs. Le Conseil national du patronat français (CNPF,
devenu le Medef) a eu une attitude volontariste sur le sujet, en
plaidant pour un rapprochement entre monde de l’entreprise et monde
de l’université, et en défendant l’idée d’une éducation aux enjeux
entrepreneuriaux. Les écoles de commerce, qui se sont elles-mêmes
développées avec l’appui des patronats locaux autour des chambres de
commerce, ont également joué un rôle pionnier dans le développement
de l’éducation à l’entrepreneuriat. Gagnant elles-mêmes en
légitimité entre les années 1970 et 2000, notamment à travers
l’effort des plus prestigieuses pour développer la recherche en leur
sein, elles ont pu devenir à leur tour un modèle influençant
l’université.
Circulant entre écoles et universités, les professeurs de gestion
ont aussi été des relais importants du développement de
l’enseignement et de la recherche en entrepreneuriat dans l’ensemble
de l’enseignement supérieur français. Si cette cause
entrepreneuriale se diffuse un peu partout, elle n’est pas pour
autant le produit d’une politique pensée d’avance, ni appliquée de
façon uniforme. Au niveau national, elle reste un « petit sujet »,
qui est cependant travaillé dans le cadre de nombreuses commissions,
où l’on retrouve des membres du patronat comme des professeurs de
gestion. J’ai pu m’en rendre compte dans le volet de mon enquête au
cœur de l’action publique où, au ministère de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche comme à Bercy, j’ai observé des groupes
de travail et réalisé des entretiens.
“Les filières théoriques ont nourri un complexe devant la
massification du chômage, qui a débouché sur l’idée qu’il
fallait se rapprocher du monde de l’entreprise.”
Vous montrez aussi comment cette diffusion de l’idéologie
entrepreneuriale à l’université est portée par l’air du temps
néolibéral
Alors que l’université apparaissait comme un laboratoire d’idées
critiques et de contestation sociale, en particulier dans les
sciences humaines, on observe un basculement dans les années 1980
avec la montée en puissance des formations commerciales et des
cursus de gestion. Ainsi, cette portée critique, symbolisée par le
mouvement de Mai 68, a laissé place à des espaces où l’on inculque
aux étudiants des valeurs très favorables au capitalisme, au nom
d’une sorte de réalisme. Sans être massive, cette nouvelle norme se
diffuse dans des filières très éloignées du monde de l’entreprise,
comme les masters de lettres, à travers des séminaires, des
initiations ou des cours optionnels. Elle encourage ainsi un nouvel
individualisme à travers la promotion de l’entrepreneuriat
individuel, avec l’idée que chacun peut devenir Mark Zuckerberg
[cofondateur et pdg de Facebook, ndlr].
J’essaie aussi de montrer que ce discours porté par l’enseignement de
l’entrepreneuriat incite l’université à s’acculturer à cette idéologie.
Les filières théoriques ont nourri un complexe devant la massification
du chômage, qui a débouché sur l’idée qu’il fallait se rapprocher du
monde de l’entreprise, et l’envie de faire coller les formations aux
débouchés. L’idée a aussi fait son chemin que les universités,
sous-financées depuis des années, doivent prendre en compte la question
de leur équilibre économique pour se forger sur le modèle de
l’entreprise – ce qu’on observe aussi à l’hôpital.
“Pour leurs promoteurs, les formations en entrepreunariat
stimuleraient la créativité. Or être créatif ne revient, ici, qu’à
avoir des idées lucratives.”
L’accent mis par l’entrepreneuriat sur l’intuition et
l’expérience débouche-t-il aussi sur un mépris du savoir théorique ?
Je constate en effet un mouvement de transformation des paradigmes
éducatifs conduisant à une dévalorisation du savoir théorique. Cette
désinhibition s’ancre souvent dans une comparaison défavorable avec les
pays anglo-saxons : leurs populations seraient dans l’intuition et le
pragmatisme, alors que les Français seraient trop cérébraux. Selon ces
nouvelles disciplines axées sur l’entrepreneuriat, le savoir
intellectuel et théorique relève d’un aspect décoratif qui ne serait pas
la « vraie vie ». Mon enquête m’a aussi permis d’observer à quel point
les formations en entrepreneuriat donnent une place centrale au
savoir-faire et, surtout, au savoir-être. Elles façonnent un moule
psychologique bâti sur le mythe que les gens auraient une personnalité
que l’entrepreneuriat permettrait d’épanouir. Pour ses promoteurs, ce
genre de formation stimulerait ainsi l’esprit d’initiative et la
créativité. Or, être créatif ne revient, ici, qu’à avoir des idées
lucratives : il y a donc, par ce discours, l’imposition d’un modèle
normatif façonnant des personnalités conformes au monde des affaires.
En quoi les étudiants se saisissent-ils de l’entrepreneuriat
comme d’une porte de sortie pour échapper à la désillusion du diplôme ?
Hormis pour les filières d’élite, les étudiants ont intégré le fait que
le diplôme est nécessaire mais plus suffisant dans un contexte
d’inflation scolaire. On observe donc une logique de CV où chacun tente
de se construire un parcours plus distinctif que les autres. Mais j’ai
bien vu la différence entre ceux qui créent des start-up après des
grandes écoles, et qui ont un accès facile aux capitaux et un réseau, et
les autres que ce mythe du « tous entrepreneur » risque de plonger dans
la précarité. Je distingue ainsi, à la fin de mon livre, le parcours
d’un jeune issu de formations prestigieuses et pour qui créer son
entreprise est un moyen d’échapper aux grands postes jugés ennuyeux dans
l’audit, la finance ou comme « cadre sup chez L’Oréal ».
L’entrepreneuriat lui offre une adrénaline et une forte valorisation
sociale. En face, j’évoque le cas d’un étudiant doté d’un diplôme moyen
qui, face au contexte de concurrence extrême, comprend que sa formation
n’est pas une garantie contre le déclassement. Pour échapper à un poste
de chef de rayon à Decathlon, cet étudiant va trouver dans
l’entrepreneuriat une porte de sortie pour accéder à une activité plus
autonome. Mais cette revalorisation symbolique s’avère souvent n’être
qu’un miroir aux alouettes en conduisant, dans les faits, à une forme
dégradée de salariat.
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