Le Brésilien Miguel Rio Branco ne se reconnaît pas comme photographe. Son objectif : que ses compositions artistiques questionnent le monde.

Un jeune homme en costume-cravate est affalé sur la tôle froissée du capot d’une auto. Est-il ivre ? Mort ? Si l’on se réfère au cadrage de l’image en légère plongée, on devine que le photographe doit être de grande taille. En tout cas, Miguel Rio Branco s’est placé de biais pour saisir cette scène, resserrant ainsi sa vision sur l’avant de la voiture pour laisser le reste de l’habitacle et la rue hors champ.

Fragments du réel

Miguel Rio Branco a 20 ans quand il part, en 1966, étudier au New York Institute of Photography, tout en rêvant d’être peintre. Adolescent, dans la solitude des internats où ce fils de diplomate brésilien passait sa vie, il s’était mis au dessin comme son grand-père, l’illustrateur José Carlos de Brito e Cunha (1884-1950). Après son apprentissage de la photographie, il retourne dans son pays pour y suivre, de 1968 à 1970, l’enseignement de la célèbre Escola superior de desenho industrial de Rio de Janeiro. Avant de vite retrouver l’effervescence de New York et son compatriote et ami Hélio Oiticica, qui vit dans le quartier populaire du Bowery, dans le sud de Manhattan. Ce dernier, jeune peintre militant, influencé par le constructivisme russe, explore la couleur par des aplats monochromes, qu’il déploiera dans des installations labyrinthiques, invitant le spectateur à s’immerger dans l’œuvre. Son influence sur Miguel Rio Branco se manifestera plus tard, lorsque celui-ci associera projections, sculptures en néons, photographies et peintures dans ses installations multimédias inondées de rouge.

“Je n’avais pas envie de faire un travail sur la prostitution…”

C’est entre 1970 et 1972, dans une rue de New York, qu’il prend le cliché en noir et blanc de l’homme affalé. Déjà, son lexique visuel se met en place : une image sans regard et sans point de fuite, une attention portée à la matière, comme les plis de la tôle, et la présence d’un élément incongru qui se glisse dans le cadre, tel le garçon allongé… En ce début de la décennie 1970, le Brésilien touche-à-tout mêle de la peinture à sa photographie, réalise quelques courts métrages expérimentaux et gagne sa vie comme chef opérateur dans le cinéma. En 1980, il devient l’un des correspondants de l’agence Magnum Photos (sans jamais en être membre) pour l’Amérique latine. Ses reportages sont publiés dans Aperture, Stern ou National Geographic, mais, s’il se passionne pour la technique au point de tenter moult expériences dans la chambre noire, ce ne sera que pour alimenter sa démarche artistique. Le métier de photographe ne l’intéresse pas. « Toute photographie est par nature un document, mais mon intention n’a jamais été de documenter, dira-t-il. Je capture par la photographie des fragments de réel dissociés, épars, en essayant de répondre viscéralement à une question : pourquoi la vie doit-elle être cela ? »

Pelourinho, Salvador (1979)

Pelourinho, Salvador (1979) Miguel Rio Branco

L’art de mettre en forme des émotions

Pour lui, l’art questionne le monde et cela a peu à voir avec les choses matérielles qu’enregistre l’appareil, ce prétendu témoin de la réalité. Rio Branco cherche avant tout à mettre en forme ses émotions. De retour dans son pays, au sein de la communauté des chercheurs d’émeraudes du Nordeste, il capte l’ambiance d’un village où des ouvriers posent devant la façade d’un bar. Pour décrire l’âpreté d’un univers de labeur, il s’y prendra autrement, en choisissant un gros plan serré sur des mains abîmées et poussiéreuses ou sur une jambe où boue et égratignures de la peau se confondent avec la matière du caillou en arrière-plan. Fruit du hasard ou d’une rencontre, les images de rues ou d’intérieurs refusent toute valeur documentaire ou narrative. Tous les éléments qui composent l’image, l’absence de ciel et de perspective, l’objectif souvent dirigé vers le sol réduisent la représentation à une surface plane comme la toile d’un peintre. Ainsi, dans une chambre de prostituée du quartier pauvre du Pelourinho (« petit pilori » en portugais, instrument qui servait à torturer les esclaves), à Salvador de Bahia, où il a passé plusieurs mois, on remarque immédiatement un corps de femme tronqué. Et surtout le coup d’œil du coloriste, avec le triangle rouge formé par le dessus-de-lit sur lequel est jeté un vêtement bleu, froissé. Sur l’ambition qui préside à cette série d’images marquant ses débuts en tant qu’artiste, il confesse : « Je n’avais pas envie de faire un travail sur la prostitution. Je me suis laissé porter : le délabrement du quartier contrastant avec la force vitale de ses habitants, la beauté des murs, des personnages, les textures, l’empreinte du temps… »

Pelourinho, Salvador (1979)

Pelourinho, Salvador (1979) Miguel Rio Branco

Un sens du détail poétique

Dans ses compositions, la plupart du temps horizontales — l’influence du cadrage au cinéma ? —, ses personnages surpris de dos ou contre un mur ne vont nulle part. Qu’importe ! Chez Miguel Rio Branco, la puissance d’une image tient définitivement à un rien. Son appareil piège toujours une bizarrerie, un détail qui vient parasiter l’ordinaire et retenir l’attention. Comme ce jeune dandy au pantalon jaune tournesol dont on ne voit pas la tête, le corps incliné vers un chien apparemment inoffensif s’il ne montrait ses crocs derrière ses babines. Ou cette page de journal échouée dans le caniveau avec en gros titre le mot « Hollywood » et ce chiffon rose sur le bitume… « Je traque les cicatrices, au sens littéral ou figuratif du terme… et quelque chose d’indéfini entre la peau et l’âme, un fluide qui transparaît dans l’image. »

Si l’acte photographique est vécu par lui comme une expérience poétique, le regard que le Brésilien porte sur le monde et sur son pays n’en est pas moins concerné par ce qui s’y passe. On ne ressent devant ces photos des années 1968-1992 exposées au Bal aucune fascination pour la misère, mais plutôt une attention à l’usure du temps et aux blessures, qui hantent son œuvre. Dans le Pelourinho de Salvador de Bahia, il a saisi avec virtuosité cette tension entre la grandeur passée de la riche ville coloniale et le désastre social. Aujourd’hui, le photographe, âgé de presque 74 ans, observe la situation politique du Brésil et croit définitivement que son pays est foutu, perdu.
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